Décryptage des notions de récit, storytelling et contenu par le philosophe et sémiologue Raphaël Lellouche.
Beaucoup de mes travaux de recherche sur le brand content et la brand culture sont nés de séances de travail avec Raphaël qui a été élève de Roland Barthes. Voici le compte-rendu d’une séance sur le sujet du storytelling.
Le récit est défini usuellement comme « représentation séquentielle d’événements séquentiels, fictionnels ou autres, dans n’importe quel medium ». Il recouvre donc un ensemble très vaste de « discours » qui trouvent leur expression dans une multiplicité de genres, ainsi que l’exprime Roland Barthes dans son « Introduction à l’analyse structurale des récits« [1] :
« C’est d’abord une variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués entre des substances différentes, comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits : le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances ; il est présent dans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l’épopée, l’histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau peint (que l’on pense à la Sainte-Ursule de Carpaccio), le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la conversation. »
On tend à parler de récit lorsqu’il y a une rupture dans le flux séquentiel des événements relatés (un obstacle, un incident,…), autrement dit un événement « inhabituel » par rapport au déroulement des actions. Ainsi, on ne classe pas comme du récit une recette de cuisine ou une notice de montage d’un meuble.
En outre, le récit s’oppose à l’ « essai » comme s’oppose le terme anglais « fiction » au terme « non-fiction », ou le terme grec « muthos » au terme « logos ». Il sous-entend l’idée d’un discours non nécessairement rationnel, et qui n’a pas pour vocation première de convaincre ou de dépeindre une vérité, mais de plaire.
Ainsi, il est intéressant pour les marques d’en appeler à la forme « récit », au-delà de leur discours publicitaire (destiné à convaincre d’acheter) et de raconter des histoires, fictionnelles ou réelles afin de séduire et d’émouvoir leur public. L’intérêt de la fiction est de créer un univers de sens et par là une connivence particulière entre la marque et son public, en suscitant des émotions diverses.
Elle peut par exemple raconter l’histoire d’un rendez-vous entre un homme et une femme sur le mode d’un film, à l’instar de Dior pour le parfum Dior Homme.
Elle peut raconter l’histoire de la conquête de l’espace pour se resituer dans cet univers particulier, à l’instar de la marque Omega qui sur son site web relate les différentes missions des navettes Appolo.
Elle peut demander à des dessinateurs de raconter une histoire autour d’un produit, à l’instar de la marque Cartier pour sa montre « ballon bleu ».
Porsche, sur son site (voir ici) fait raconter leur histoire de Porsche à des propriétaires de voiture qui diffusent ainsi le rêve créé autour de la marque.
Il y a de nombreuses façons dont les marques ont mis en scène et en histoire leurs produits, leurs univers, leurs valeurs. Cette façon de raconter des histoires ne contribue pas seulement à rendre la marque célèbre ou familière mais à créer une relation singulière, émotionnelle entre la marque et ses publics. C’est une manière d’engager et de fidéliser le consommateur.
Cette recrudescence des histoires dans le domaine du marketing tient au fait que depuis les années 90, nous sommes rentrés dans l’ « ère du récit » : on ne fait plus confiance aux grands discours, ni aux idéologies, encore moins aux argumentaires commerciaux. Le consommateur se défie des marques et de ses discours (syndrome « no logo »). Ainsi un nouveau marketing est né qui comme le dit Seth Godin, gourou du marketing viral, « a pour but de raconter des histoires et non de concevoir des publicités[2] ».
Cependant, s’il est intéressant que la marque raconte des histoires à son public pour le faire rêver, pour faire passer une émotion ou pour dépeindre l’univers qui lui est associé, les enjeux de communication vont au-delà de « créer du rêve » ou de créer un univers de sens dans lequel le consommateur peut se projeter.
Il est donc important de bien comprendre les autres dimensions du storytelling, et de ne pas confondre « raconter une histoire » et « storytelling » : les deux formes de communication peuvent se recouper, mais ne se superposent pas.
« Les gens n’achètent pas des produits, mais les histoires que ces produits représentent. Pas plus qu’ils n’achètent des marques, mais les mythes et les archétypes que ces marques symbolisent ». Ashraf Ramzy[3]
On a l’habitude de tout mettre dans le storytelling, nouvelle marotte des marketeurs et de croire que le storytelling consiste à raconter n’importe quelle histoire.
Or, le storytelling est d’un genre bien particulier. Une histoire peut être d’une complexité infinie : le storytelling consiste à mettre la réalité complexe dans des schémas faciles à retenir (cf. : la légende des saints chrétiens).
On pourrait le définir comme un procédé narratif qui consiste à condenser les éléments clé d’un récit pour rendre celui-ci facilement mémorisable, appropriable et restituable par l’auditeur.
Il donne naissance à un récit (textuel, en image, en vidéo, en acte..) qui s’articule autour de quelques événements (ou actes), lesquels dessinent un « destin » mémorisable. Comme dans les « biographies » légendaires, ce sont quelques « biographèmes » qui articulent la trajectoire d’une vie, et, ainsi, la stylisent.
– Compréhension du concept à travers l’histoire du storytelling
« La fascination qu’inspire une bonne histoire nous pousse à la répéter » Christian Salmon[4]
On retrouve cette structure narrative commune à de nombreux genres histoire.
Vladimir Propp, dans La morphologie du conte, fait un schéma matriciel de tous les contes du folklore russe. De même André Jolles, dans Formes simples, examine une série de formes dont la légende, la vie de saints et les biographies historiques. Il montre que dans le procès de canonisation (constitution d’une histoire), pour les vies des saints qui sont des légendes populaires, on retrouve toujours les mêmes récits populaires : une enfance, une jeunesse dévergondée, une épreuve de martyre. On s’aperçoit que les récits sont des légendes où l’on retrouve toujours ces éléments. C’est aussi le cas du storytelling.
En général, ces structures sont la conversion, l’épreuve, la chute, la gloire et la reconnaissance. L’homme est ainsi fait cognitivement que c’est ce qu’il retient.
L’enjeu d’une bonne histoire est de transformer les consommateurs en conteurs, en storytellers et ainsi en ambassadeurs de la marque. La diffusion virale est conçue sur un modèle épidémiologique : on a conceptualisé le phénomène de la rumeur sur le modèle de l’épidémie pour penser la diffusion des idées. Avec le storytelling, les éléments de l’histoire se diffusent de manière fluide dans la contagion mentale collective, reprise ensuite par la presse. C’est le meilleur média pour une communication populaire de masse.
On comprend alors tout l’enjeu du storytelling à l’ère conversationnelle d’Internet : non seulement c’est un outil qui permet de créer du buzz, et de voir la légende de la marque circuler sur le web, mais c’est aussi un puissant outil de relation publique : les journalistes peuvent aussi contribuer à l’instar des bloggeurs à diffuser cette « légende » construite par la marque. La facilité d’appropriation vaut pour tous les publics de la marque : en interne pour fédérer, auprès des consommateurs pour revigorer la marque, auprès des journalistes pour faire passer des messages clé.
[1] In Communications, n° 8, Paris, Seuil, 1966
[3] In « What’s in a name? How stories power enduring brands », in Wake me up when the data is over, Lori L. Silverman (dir.)
[4] in Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, Paris, 2007.
[5] Mark Ritson in « Conjuring up luxury takes magic and time », Marketing Week, May 5th 2011 : http://www.marketingweek.co.uk/sectors/retail/conjuring-up-luxury-takes-magic-and-time/3026032.article
Nous l’avons dit, le storytelling est un genre particulier de récit. Par rapport au contenu de marque, sa portée est beaucoup plus réduite. En effet, le storytelling est avant tout du history-telling (stylisation de la vie d’un être réel, que cet être soit un produit, un personnage ou une marque). Il vise à raconter et à faire circuler une légende de la marque : histoire d’un produit, d’une personnalité représentant la marque, histoire de la marque elle-même.
Or le contenu ou Brand Content a des ambitions beaucoup plus diverses : divertir/créer du rêve, mais aussi informer, éduquer, apporter une aide.
Ce contenu peut prendre la forme d’un récit ou d’une légende, mais aussi des formes tout autre : une expérience sensorielle/émotionnelle (musicale, par exemple), une application digitale pratique, un événement, une exposition, etc. Là ou le récit consiste à créer du rêve et de l’attachement, le contenu peut aussi viser à informer et à éduquer le consommateur ou à le distraire simplement, voire à lui délivrer une aide ou un service.
En outre, dans le storytelling, l’histoire est toujours liée à la marque, tandis que le contenu peut avoir une certaine indépendance, voire être totalement non brandé. Il y a l’idée d’une générosité de la marque, d’une gratuité de la démarche de la marque dans le Brand Content, qu’il n’y a pas dans le storytelling. Celui-ci est toujours « markété », à l’effigie (à la gloire) de la marque et peut donc être rejeté par le consommateur comme une nouvelle forme de discours publicitaire. Il peut même être perçu comme un discours manipulatoire, pernicieux et suspect de formater les esprits. Il y a donc beaucoup de précautions à prendre quand on choisit de faire du storytelling.
[5] Mark Ritson in « Conjuring up luxury takes magic and time », Marketing Week, May 5th 2011 : http://www.marketingweek.co.uk/sectors/retail/conjuring-up-luxury-takes-magic-and-time/3026032.article
Daniel Bô